L'ellipse sadienne : un mot en moins, un tableau en plus
Les tableaux-portraits figurant dans l'«< Introduction » des Cent Vingt Journées de Sodome de Sade sont traversés par un trait stylistique commun: l'ellipse. D'une série de portraits à l'autre, on note un mouvement de réduction, remarquable en fait à l'échelle du texte tout entier. Au niveau phrastique, l'ellipse est à l'origine de tournures parmi lesquelles on trouve le zeugme. Ce tour stylistique vise plusieurs objectifs. D'abord, il transforme les portraits de la seconde série en un tableau didactique et didascalique qui présente les acteurs de l'«< espèce de drame » à venir. Ensuite, il a une fonction mimétique répondant aux besoins d'expressivité de Sade : les constructions elliptiques miment la constitution physique défaillante de plusieurs personnages. Plus largement, l'ellipse se charge d'un potentiel de visibilité que les rhétoriciens et grammairiens-philosophes du XVIIIe siècle ont bien souligné. Loin d'être saisie comme un simple retranchement, elle greffe sur le texte une sorte de trait d'union mental entre les divers objets de la pensée, ce que Condillac appelle la «< liaison des idées ». Influencé par le débat sur l'ordre des mots et la doctrine de l'ut pictura poesis, Sade poursuit la même quête de transparence des mots aux idées et des idées aux choses, animé par la même volonté d'effacer les limites du langage.